Combattre l’insécurité linguistique : L. Véron et M. Candea

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Le 3 décembre 2018, des milliers d’internautes goguenards partageaient sur Twitter la vidéo d’un gilet jaune ayant dit « j’ai parti » au lieu de je suis parti, comme il est courant dans certaines régions de France. L’épisode inspira à Laélia Véron un article détaillé paru chez Arrêt sur images. Ce mois d’avril 2019, elle fait paraître un livre écrit à quatre mains avec Maria Candea. Le français est à nous n’évoque certes ni les gilets jaunes, ni l’actualité récente. Cependant, dans les deux textes, l’objectif est similaire : dénoncer l’élitisme linguistique chez les personnes à fort capital culturel, et combattre le sentiment qui en résulte, chez tou·tes les autres, d’insécurité linguistique — la crainte de faire des fautes. Ce « petit manuel », à la fois très accessible et bien documenté, est donc aussi un pamphlet d’actualité.

Le français est à nous : qui ça, nous ? Eh bien nous, francophones récents ou anciens, lettrés ou illettrés, de France ou d’ailleurs. M. Candea et L. Véron appellent à la réappropriation de notre moyen d’expression quotidien, contre les accapareurs (académiciens, ministres, polémistes…) qui instrumentalisent la langue française à des fins nationalistes. Le français est à nous participe donc au combat pour libérer la parole populaire, et pour ce que Homi Bhabha appellerait le droit à l’expression. Mais c’est aussi un combat féministe : quand les femmes étaient moins scolarisées que les hommes, elles étaient les premières victimes de l’insécurité linguistiques (p. 198) ; aujourd’hui encore, s’emparer de la langue française est nécessaire pour la débarrasser de ses tendances sexistes (voir le chapitre « Masculinisation et féminisation du français »).

Vulgariser la recherche en linguistique française était urgent et nécessaire. En France, en matière de langue, le grand public est souvent plus conservateur que ne le sont les linguistes, qui comprennent et admettent sans peine l’emploi de la salutation « wesh » (expliqué p. 78-79) ou « aller au coiffeur » (p. 56-60). La linguistique est l’arme principale de l’argumentation de l’ouvrage. Pour balayer les thèses du royaliste Antoine de Rivarol, encore en crédit chez certains réactionnaires français, il suffit aux autrices de pointer ses « insuffisances techniques » (p. 165). M. Candea et L. Véron lui opposent un livre de Gilles Philippe, Le Français, dernière des langues (2010), qui cherche « à démystifier notre rapport à la langue pour nous rendre à même d’adopter un regard apaisé, moins méprisant par rapport aux autres langues et plus scientifique » (p.172).

Comme le laisse entendre cette dernière citation, le projet de l’ouvrage s’appuie sur un présupposé scientiste : la méthode scientifique serait par définition un « regard apaisé ». La connaissance de l’Histoire et du fonctionnement de la langue française mènerait naturellement à la tolérance et à l’admiration de sa diversité. Or sans doute les choses ne sont-elles pas si simples. Il est certes plaisant de prendre en défaut les défenseurs autoproclamés de la pureté linguistique, comme notre ministre de l’éducation, incapable de conjuguer le verbe « courir ». Mais pour ma part, l’idéal saint-simonien de « la science pour l’émancipation des masses » ne m’a jamais beaucoup ému. Au moins ce livre échappera-t-il à tout reproche quant à sa rigueur universitaire.

Pour ne pas oublier une grande qualité de l’ouvrage, il faut dire un mot des deux derniers chapitres. Ils sont consacrés à l’enseignement de la langue et au numérique, et ici les autrices montrent une ferveur et une fantaisie d’autant plus communicatives qu’elles sont subjectives et passionnées. Imaginant une réforme de l’orthographe résolument simplificatrice, elles l’appliquent à leur propre texte sur quelques pages (p. 186-202), dans lesquelles chacun·e pourra constater que la lisibilité est indemne. Décrivant les usages d’écriture à l’ère numérique, elles citent une linguiste, Marinette Matthey, appelant à considérer les choix d’orthographe comme l’expression du style individuel et non plus de règles scolaires indiscutables (p. 209). C’était le cas, d’ailleurs, durant tout le seizième siècle — avant l’Académie, le Grand Enfermement et la monarchie absolue. Admettre la diversité des usages du français, les étudier, les aimer : c’est un objectif social et politique : c’est celui que proposent aujourd’hui M. Candea et Laélia Véron.

Voir ailleurs : quelques aperçus du livre sur le site de radio france et sur le blog Vivement l’école.

Maria Candea et Laélia Véron, Le français est à nous! Petit manuel d’émancipation linguistique, La Découverte, avril 2019, 240 p., 18€.

 

3 commentaires sur “Combattre l’insécurité linguistique : L. Véron et M. Candea

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  1. Oooh, super intéressant ! Je tiens aussi à préciser aussi que ça ne sert à rien de bien écrire… si on ne connait pas forcément toutes les raisons derrière. (bibi lève la main) C’est grâce à la lecture que j’ai un niveau d’écriture plutôt pas mal car c’était plutôt mal barré à la base et plus d’une manière « copycat », je sais pas si c’est clair. Ex : si on me demande pourquoi on écrit tel mot comme ça, je vais parfois savoir le dire, mais souvent, ce sera « Euh, je sais pas… Je l’écris comme ça parce que je l’ai déjà vu ». Et du coup, on ne viendra pas me faire chier parce que j’écris bien, alors que derrière, mes connaissances grammaticales sont médiocres. J’ai mes lacunes comme tout le monde, mais parce que j’écris bien, on ne viendra pas me le reprocher parce que ça ne se verra pas. Je trouve que c’est une autre forme d’hypocrisie… Je ne sais pas si je suis bien claire, ou si ça a un même un rapport avec le schmilblick.

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    1. Je ne vois pas où est l’hypocrisie puisque tu ne t’en vantes pas, et que tu ne te moques pas de celleux qui sont à la peine en orthographe : là, ce serait hypocrite peut-être. Mais comme je le dis, je ne suis pas sûr que la connaissance linguistique et étymologique (que j’adore par ailleurs, et qui m’enrichit énormément) soit une voie de libération de l’expression… On ne parle pas forcément plus librement pour être grammairien…

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      1. Bien sûr, mais on ne va pas me faire croire que chez certains grammar nazis, ce ne soit pas le cas. On avait essayé à une époque de me faire relever les fautes des autres, je me disais grammar nazi, alors que… c’étaient mes fautes mon problème, pas celles des autres. Et comme je trouvais que ça avait un côté culpabilisant pour les autres même si je ne critiquais que moi, j’ai arrêté très rapidement.
        Ahaha, je vois ce que tu veux dire.

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